LES DEFIS DE L'ARCHEOLOGIE SUBAQUATIQUE

Por Robert Grenier y Marc-André Bernier
Services d'archéologie subaquatique, Parcs Canada

Le travail de l'archéologue est d'étudier les vestiges du passé afin de mieux comprendre l'histoire, pour ensuite transmettre au public l'objet de ses découvertes. Voilà déjà un travail à plusieurs facettes. Mais si cet archéologue est également un gestionnaire du gouvernement, il se voit également attribuer la responsabilité de la protection des ressources historiques. S'il est aussi un archéologue subaquatique, il il il doit en plus évoluer dans un milieu où l'environnement de travail lui dresse des obstacles supplémentaires et où une tradition dévastatrice de sauvetage exerce encore son influence sur la communauté qui a accès aux sites.

L'archéologie subaquatique est une de ces disciplines qui frappent l'imaginaire des gens: plonger dans des mers inexplorées à la recherche d'épaves mystérieuses pour découvrir les secrets qu'elles ont engloutis avec elles! Et avec tout l'engouement autour du phénomène Titanic, elle est vraiment une profession à la mode. Qui ne rêve pas de descendre visiter la plus célèbre des épaves, ou d'autres de ses semblables! Mais pour ceux qui exercent cette profession, l'archéologie subaquatique (ou sous-marine) est composée de réalités quotidiennes beaucoup plus terre à terre.

L'archéologue subaquatique est en fait confronté à une multitude de défis qui s'amplifient et deviennent de plus en plus complexes. Il y a évidemment les défis techniques pour étudier ou fouiller les sites d'épaves. Chaque site est unique et nécessite que la recherche soit taillée sur mesure. Le défi de conservation est pour sa part de plus en plus difficile. Bien sûr, puisque la fouille elle-même est de nature destructrice, il faut être capable de bien enregistrer le contexte dans lequel est trouvé un objet si on veut être en mesure de pouvoir comprendre les différents niveaux de signification de cet objet. Mais la protection de l'ensemble des épaves comme ressource culturelle est devenue une préoccupation omniprésente. L'apparition de nouvelles technologies pour la recherche des épaves, la croissance du sport de la plongée sous-marine et la nouvelle capacité pour les non-plongeurs de visiter les sites sous-marins (on peut maintenant même descendre sur le Titanic moyennant quelque $30,000) accentuent de façon accélérée la pression sur ces ressources fragiles que sont les épaves. Et que dire du défi de mise en valeur où il faut être de plus en plus inventif dans un monde de restrictions budgétaires.

Malgré la complexité évidente de la problématique propre aux vestiges subaquatiques, l'archéologue est loin d'être désemparé. En effet, la communauté archéologique subaquatique est riche d'expériences et d'expertises cumulées sur plus de 45 ans, soit depuis l'invention du scaphandre autonome par Cousteau et Gagnan en 1943. Cousteau lui-même dirigea les premiers travaux de fouille au début des années 1950 sur l'épave romaine du Grand Congloué près de Marseilles, mais ce n'est toutefois qu'en 1958, en Italie, qu'un système d'enregistrement plus méthodique avec carroyage fut utilisé. Plusieurs considèrent la fouille d'une épave datant de 1200 av. Jésus-Christ au Cap Gelidonya, en 1960, comme la première véritable fouille archéologique sous-marine: en effet, pour la première fois, des archéologues descendaient sous l'eau pour prendre part directement aux travaux de fouille.

Le Canada fut l'un des premiers pays au monde à poser un geste pour la gestion des épaves comme ressources culturelles. Dès 1961, Parcs Canada réclama la propriété des grands navires de guerre français coulés dans le port de Louisbourg, en Nouvelle-Écosse, dans le but de les protéger. Les premiers travaux sous-marins canadiens de nature archéologique furent effectués la même année par Erik Hanson et Sherman Bleakney de l'université Acadia qui firent une prospection d'une partie du port de Louisbourg. En 1966, à Mallorytown en Ontario, Walter Zacharchuck mena des travaux de fouille sur une canonnière de la guerre de 1812. L'équipe d'archéologie subaquatique de Parcs Canada étaient née. La fouille de l'épave du Machault, une frégate française sabordée par son équipage en 1760 dans la Baie des Chaleurs, dans l'est du Québec, constitua une étape déterminante pour Parcs Canada. Suite à cette première fouille d'envergure, qui s'étala de 1969 à 1972, l'équipe d'archéologues canadiens a pu développer un bagage de connaissances et une crédibilité qui en font un des intervenants de premier plan au niveau international, tant au niveau de la recherche et de la mise en valeur que de la protection. La fouille de galions basques à Red Bay, au Labrador, de 1979 à 1985, a confirmé ce rôle et fait en sorte que l'équipe est aujourd'hui en mesure de réagir et d'interagir avec une efficacité certaine dans les dossiers de ce domaine en pleine effervescence.

Une fouille classique: l'extraction de tous les vestiges et leur mise en valeur dans un musée local après une analyse exhaustive

La fouille de navires basques du seizième siècle à Red Bay, au sud du Labrador, fut la plus importante jamais effectuée sous l'eau au Canada et même en Amérique, et s'avéra déterminante pour l'archéologie subaquatique canadienne. Elle tire son intérêt non seulement du fait que le sujet d'étude était la plus vieille collection d'épaves en eaux canadiennes, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu'elle a servi de laboratoire de développement pour la discipline. La fouille subaquatique de Red Bay est en effet devenue la fouille modèle, une fouille de référence. La nature des vestiges et les conditions particulières environnementales du site ont incité le déploiement de tout un monde d'ingéniosité et d'innovations, et ce dans toutes les facettes du travail archéologique: cueillette des données, méthodes d'analyse, conservation, protection et mise en valeur.

La découverte était de taille: épaves de trois galions et de quatre embarcations, dont la célèbre "chalupa" baleinière, venus du pays basque au seizième siècle pour se livrer à la très lucrative pêche à la baleine. Cette page d'histoire, une des plus méconnues de l'histoire canadienne au moment de la découverte en 1978, valait en soit de faire l'objet de recherches approfondies. L'épave du premier navire trouvé, le présumé San Juan, et celles des quatres embarcations furent entièrement fouillées. Mais les eaux glacées du Labrador et, on le réalisera plus tard, les conditions particulières du naufrage, livrèrent aux chercheurs des reliques d'une technologie ancienne mal comprise: l'architecture navale du seizième siècle. Les épaves de Red Bay reposaient dans un état de préservation rarement rencontré et renfermaient le potentiel de percer plusieurs incertitudes quant à la conception et à la construction des navires de l'époque.

Un des premiers défis auquel furent confrontés les archéologues travaillant à Red Bay fut celui de travailler efficacement dans les eaux glaciales du détroit de Belle Isle dont la température varie entre -2oC à 7oC, l'eau salée permettant les températures sous zéro. Lorsque vêtus de simples combinaisons étanches au cours des premières années de la fouille, les plongeurs étaient non seulement limités à des immersions confortables dépassant à peine une heure et demi, mais ils devaient travailler dans des conditions où la dextérité et la capacité de concentration se voyaient très vite grandement amputées. L'adoption, en 1980, d'une technologie empruntée de la plongée sur les plates-formes de forage en Mer du Nord, la combinaison à eau chaude, révolutionna le travail à Red Bay. Cette méthode consiste dans l'alimentation du costume du plongeur en eau chaude par un tuyau relié à une chaudière placée sur la plate-forme de surface. Ainsi équipé, le plongeur baigne dans une eau tiède qui lui permet d'optimiser son efficacité sous l'eau, non seulement en terme de temps de plongée (le temps moyen pour une plongée augmenta à plus de deux heures et quart), mais également de qualité de travail. Plus de 14,000 heures de plongée ont ainsi pu être réalisées!

Les techniques de fouille et d'enregistrement étaient pour leur part conventionnelles, mais le souci du détail fut poussé à l'extrême. Un système de carroyage rigide permit de bien contrôler l'origine des pièces et la précision d'enregistrement des découvertes, y compris la coque du navire. À l'aide de tiges d'aluminium, on divise le site en carrés de fouille de deux mètres par deux mètres qui trouvent leur équivalent sur le plan du site. On peut ainsi rapporter sur ce dernier l'emplacement exact d'un objet dans les trois dimensions en mesurant sa position par rapport aux tiges du carroyage. Près de 3,000 pièces de la structure du navire, dont environ 600 encore assemblées, furent ainsi relevées avec précision. Plus de 50,000 photos du site, de la coque et des artefacts furent prises, plus de 2,500 minutes de métrage filmées.

Une technique de moulage sous l'eau fut perfectionnée de façon à obtenir une réplique exacte de certains détails de fabrication importants pour la compréhension du navire. Les restaurateurs utilisèrent d'abord du caoutchouc polysulfide afin de capter l'empreinte de la surface à reproduire pour ensuite le recouvrirent de plâtre figeant à l'eau froide de façon à bien conserver la forme originale. Une fois en laboratoire, bien au sec, un positif exact de l'objet fut reproduit. On pu ainsi obtenir une reproduction parfaite de traces d'outils montrant la méthode de façonnage des pièces de structure ou même des reproductions d'empreintes de clous ou de gournables indiquant la méthode et la séquence d'assemblage des différentes pièces. On capta même sur les membrures reposant dans le fond du navire des empreintes de dents de rats affairés à grignoter là où s'accumulaient les débris de nourriture. La technique de moulage trouva également son utilité dans la mise en valeur: une section de coque, reproduite de cette façon, permet de bien illustrer à quoi ressemblait la coque lorsque que les archéologues la voyaient sous l'eau, ce qui peut servir à des fins muséologiques ou pédagogiques.

L'importance de la fouille de ce baleinier dans l'évolution de la construction navale poussa les archéologues à aller encore plus loin dans l'enregistrement de la coque. Empruntant une technique utilisée pour la première fois en 1968-69 sur une épave du quatrième siècle avant Jésus-Christ retrouvée à Kyrenia, à Chypre, les plongeurs démantelèrent la coque et remontèrent de façon successive chacun de ses éléments. Ceux-ci furent alors dessinés dans les moindres détails, à l'échelle 1:10. Traces d'outils, chevilles de bois, fixations de métal, usure du bois, tout fut noté avec précision. Faute de pouvoir remonter le navire lui-même, ce qui aurait exigé des sommes considérables et introuvables pour la conservation des vestiges, les chercheurs ont pu travailler avec les images précises de chaque élément du navire ainsi démantelé.

Toutes les informations recueillies, plans de site, dessins relationnels des objets, notes de fouille détaillées, photographies et images vidéo, dessins en trois dimensions des pièces de structure, etc., sont analysées par les chercheurs de façon à leur permettre de bien comprendre d'une part les événements qui ont eut lieu à Red Bay au seizième siècle et, d'autre part, les modes de fabrication, de fonctionnement et d'utilisation des différents objets retrouvés, dont le navire lui-même. Cette "fouille après la fouille", qui se poursuit toujours en laboratoire quinze ans après la fin de la première fouille sur le terrain, livre encore aujourd'hui plusieurs secrets du monde maritime à la Renaissance.

Les plans et relevés du site ont permis de décortiquer chaque événement relié au naufrage du baleinier fouillé et à son démantèlement une fois coulé au fond de la baie. Ainsi la séquence des étapes de la formation du site a pu être établie avec précision et comparée avec les quelques documents d'archives que nous possédons. Nous savons maintenant que le navire chargé de barriques d'huile de baleine heurta la côte après que ses câbles d'ancrage eurent cédé lors d'une tempête. Une fois le navire coulé, sa partie supérieur émergeait en partie de l'eau ce qui permit aux Basques de récupérer certains de leurs biens ainsi que des éléments du gréement qui étaient accessibles (poulies, moques...). Après un hiver qui vit la destruction partielle du navire jusqu'au niveau du pont supérieur, une tentative de sauvetage afin de récupérer les barriques encore emprisonnées résulta en l'arrachement des pièces de structure du pont principal et du premier pont , entraînant l'affaissement des parois de la coque. Toutefois, les Basques ne purent libérer du fond de la cale la centaine de barriques intercalées avec les pierres de lest. Si tous ces événements sont apparus clairement dans le document archéologique, c'est grâce aux enregistrements minutieux et aux analyses poussés qui suivirent.

Le fait que les Basques eurent accès au navire après le naufrage explique en partie que le nombre d'objets retrouvés n'est pas faramineux. Parmi ceux-ci, on note évidement les quelque 125 barriques d'huile, la cargaison justifiant la présence basque au Labrador. Un sablier, une boussole et un habitacle de bois pour ranger les instruments de navigation témoignent des techniques de navigation de l'époque. Une cinquantaine de souliers, des fragments de vêtements, des contenants en céramique et des assiettes en bois nous renseignent sur les modes de vie des Basques. Parmi les objets particulièrement inusités, il faut certes mentionner une gravure sur une planche du navire représentant un galion à l'ancre avec une chalupa attachée à sa poupe.

Pour ce qui est de la coque du navire, les dessins détaillés des pièces de structure ont mené à la construction d'une maquette du navire à l'échelle 1:10, un procédé qui permettrait de répliquer le travail d'assemblage des constructeurs de l'époque de façon à mieux comprendre leur approche et leurs méthodes. En fait, seulement après avoir étudié plus de 12,000 trous de clous de métal et de bois sur le côté bâbord du navire a-t-on commencé à déceler les indices pertinents. Ceux-ci nous ont révélé une structure située à mi-chemin entre le procédé millénaire de la coque en premier, comme chez les Grecs, les Romains et même les Vikings, et le procédé moderne de la structure ou ossature en premier, encore pratiqué aujourd'hui. Dans le premier cas, le bordé est assemblé en premier, les planches fixées latéralement les unes aux autres par des milliers de mortaises et tenons, et les membrures flottantes, c'est-à-dire non reliées les unes aux autres, sont insérées sur le bordé pour le renforcer. Dans le second cas, les membrures reliées latéralement les unes aux autres, sont érigées en premier, autonomes et rigides, pour ensuite supporter le bordé et lui donner sa forme.

Sur le navire de Red Bay, le charpentier basque avait utilisé la technique moderne naissante seulement au centre du navire, insérant 14 membrures pré-conçues, pré-assemblées et érigées pour recevoir le bordé. Par contre, tout le reste de la structure fut érigé d'une façon composite où l'esprit de la tradition antique était toujours présent. Dans cette méthode transitoire, un système de lisses de construction jouant le rôle du bordé premier de la technique antique, servait à définir la forme de la coque et à supporter en place temporairement les membrures flottantes sur lesquelles le bordé serait fixé. Le navire de Red Bay venait de révéler au monde une partie du secret tant recherché de la transition technologique entre la construction navale antique et celle de l'époque moderne.

Les résultats de recherche ont été plus que probants: non seulement ont-ils permis de dresser un portrait détaillé de la construction d'un navire basque dédié à la chasse à la baleine de la coupe du bois en forêt jusqu'à sa mise à l'eau, mais ils ont mené à la traduction d'un traité d'architecture navale portugais du seizième siècle qui jusqu'alors n'avait pu être compris dans sa totalité. Ce traité, de Manuel Fernandes, Livro de traças de carpinteria, avait été rédigé par un artisan dans une langue de métier en grande partie incompréhensible pour les plus grands linguistes actuels. Seul le contact intime pendant plus de dix ans avec les milliers de pièces du galion de Red Bay donna la connaissance profonde du langage des artisans de l'époque et permit d'élucider avec nos traducteurs les passages jusque là insolubles.

Hormis le grand navire baleinier, l'artefact le plus important et le plus significatif de la fouille de Red Bay demeure cette magnifique txalupa ou chalupa de 27 pieds de longueur trouvée écrasée sous le côté tribord de la grande épave. Cette relique récemment ré-assemblée dans les laboratoires de Parcs Canada est le seul vestige au monde de cette célèbre embarcation à rame et à voile qui devint célèbre et demeure insurpassée comme embarcation de sauvetage en mer pour ses qualités de navigabilité extrême, de vitesse et d'agilité. Cette embarcation dont la réputation a atteint un niveau presque mythique a aussi été un témoin privilégié de notre histoire dès ses première heures: nombre de ses consoeurs étaient déjà présentes avec les Basques le long des rives du Golfe du Saint-Laurent lors des voyages du découvreur du Canada Jacques Cartier, 1534-42, ou bien autour de la région de Québec avant la fondation de la ville par Samuel de Champlain en 1608. Cet exemplaire unique au monde, en montre au petit musée de Red Bay, va maintenant permettre d'élucider les secrets de ses performances et aussi, peut-être, le mystère de l'origine de la voile au tiers si chère aux chasseurs de baleines.

Lors de la fouille d'un site archéologique, l'acte de prélèvement des vestiges n'élimine pas d'emblée le défi de les protéger. Cette réalité est d'autant plus vraie pour les sites submergés car les objets qui ont reposé sous l'eau pendant des siècles ont vu leur structure modifiée et ont atteint un nouvel équilibre qui est de nouveau rompu lorsqu'on les retire du milieu marin. Une fois remonté à l'aire libre, un artefact doit être stabilisé et traité afin d'assurer sa conservation à long terme. Les objets de bois, qui se sont gorgés d'eau, sont particulièrement vulnérables. On peut donc facilement comprendre le défi colossal de préserver un navire presque complet!

La fouille de Red Bay a également des innovations importantes du côté de la protection et la conservation des ressources. Puisqu'on ne disposait pas des sommes colossales nécessaires pour traiter la structure du navire, comme il fut fait pour le Wasa en Suède ou encore le Mary Rose en Grande-Bretagne, et que de toute façon les restes de la coque ne se prêtaientt pas au type de mise en valeur de ces deux navires, on décida de la ré-enfouir. Les quelque 3,000 pièces de structure du navire ont été ré-ensevelies au fond du havre de Red Bay sous 315 tonnes de sable. Pour la première fois, un tertre de ré-enfouissement dont les conditions peuvent être vérifiées de façon précise a été mis en place. Les archéologues qui inspectent le site à intervalles réguliers ont la possibilité de prélever des échantillons de bois et d'eau de l'intérieur même du tertre de sorte qu'un portrait de la conservation du bois et des taux en oxygène de l'eau peut être élaboré en vue de mieux gérer l'évolution des vestiges.

La mise en valeur du site n'a pas été laissée pour compte non plus: reproduction grandeur nature de la poupe du navire au Musée canadien des civilisations, film documentaire d'une heure, publications grand public, article de magazines, publication d'un livre documentaire pour les adolescents et les musée, moulage d'une section de coque, bref , les témoignages abondent.

La fouille de sauvetage archéologique

Le cas de Red Bay est celui d'une fouille exemplaire qui fut possible grâce à la réunion d'une multitude de circonstances exceptionnelles tant sur les plans scientifique qu'économique et politique. Il serait très surprenant de voir une autre fouille subaquatique de l'envergure de celle de Red Bay. Suite à Red Bay, les connaissances acquises ont pu être transférées, adaptées ou modifiées selon les sites. Chaque site étant particulier et unique, il doit faire l'objet d'une approche unique.

Le projet canadien qui ressemble peut-être le plus à celui de Red Bay, à plus petite échelle, est celui de la l'épave de l'anse aux Bouleaux qui s'est terminé en 1997. Il s'agissait de la fouille d'un des navires venus pour capturer Québec avec Sir William Phips en 1690, probablement l'épisode le plus célèbre de l'histoire de Nouvelle-France. Le petit navire d'une quarantaine de tonneaux, avait été perdu au retour de l'expédition, près du village actuel de Baie-Trinité sur la Côte-Nord du Saint-Laurent. La fouille de sauvetage fut provoquée par la situation précaire de l'épave dans une petite anse exposée aux violences du fleuve. Les travaux de fouille effectués, minutieux même dans le contexte urgent de la situation, tenaient non seulement de l'importance de l'événement, mais également de deux autres facteurs: l'étonnant état de préservation des quelque 4,500 objets découverts et la présence d'un fragment de coque qui se veut le plus vieil exemple de la construction navale en Nouvelle-Angleterre découvert à ce jour.

La fouille de l'anse aux Bouleaux emprunta le cheminement tracé par Red Bay: enregistrement détaillé avec carroyage, démantèlement de la coque, remontée et dessin à l'échelle 1:10 des pièces de structure, ré-enfouissement contrôlé des éléments de la coque. Évidemment, certaines techniques et méthodes furent mis à jour, modernité oblige. L'ordinateur personnel, à ses débuts à l'époque où s'ébranla Red Bay, joua un rôle essentiel dans l'enregistrement et la gestion des artefacts.

Bien que l'analyse des informations recueillies n'en soit encore qu'à ses premiers pas et que les résultats de recherche ne soient à ce stade-ci que limités, particulièrement en ce qui a trait à la coque du navire, certaines observations très intéressantes peuvent déjà être faites. Une quarantaine de fusils, complets ou fragmentés, ont été retrouvés et tous sont différents. Cette constatation, qui découle du fait que l'armée de Phips était composée de miliciens qui devaient fournir leur propres armes, s'avère très importante pour les chercheurs qui se voient offrir un portrait inédit de la variété d'armes en circulation dans la colonie anglaise à la fin du dix-septième siècle. Un autre aspect intéressant est le fait que plusieurs objets dont des fusils, des cuillères, des outils, des haches de ceinture, une écuelle et même une bouteille de vin portent des initiales qui peuvent être rattachées à la liste des soldats qui provenaient du village de Dorchester, près de Boston, et qui furent perdus corps et âmes avec le navire. Il sera donc possible non seulement de relier les objets et leurs propriétaires, mais également d'avoir un certain portrait de la réalité sociale à l'intérieur d'une même communauté.

La conservation in situ ou le musée sous la mer

Toutefois, ce ne sont pas toutes les épaves qui peuvent ou doivent être fouillées. Le cas du Corossol, Vaisseau du Roi de France coulé à Sept-Îles, toujours sur la côte nord du Saint-Laurent en 1693, en est un exemple éloquent. Malgré sa relative antiquité, des fouilles ne furent pas nécessaires ni pour des raisons de protection, ni pour des impératifs de recherche. L'évaluation préliminaire du site démontra qu'il restait si peu du navire original -- la coque a été pulvérisée par les tempêtes et les glaces -- ou de sa cargaison que l'investissement d'une fouille n'était pas justifiable. Les vestiges, qui se limitent à huit canons et une soixantaine de boulets, ont été laissés in situ. Ils y seront en effet plus utiles car le site est en voie d'être transformé en une petite réserve sous-marine où les plongeurs peuvent visiter ce qui reste de ce navire du dix-septième siècle.

Ce concept de musée sous la mer n'apparaît pas avec le Corossol, découvert en 1990. Depuis près de 40 ans, Parcs Canada gère une réserve d'épaves à Louisbourg, en Nouvelle-Écosse. Le havre de Louisbourg, adjacent au Parc historique national du même nom, renferme une vingtaine d'épaves du dix-huitième siècle. La plus connue, le Célèbre coulé en 1758 lors de la prise de la ville par les Anglais au début du conflit aujourd'hui connu sous le nom de Conquête, est celle d'un vaisseau de 64 canons. Bien que, contrairement au Corossol, les vestiges soient substantiels, il ne fut pas jugé opportun d'effectuer des fouilles archéologiques. L'épave repose dans une baie bien abritée et la proximité du Parc historique assure sa protection des plongeurs avides de souvenirs.

Quant aux préoccupations de recherche, elles ne valent pas l'investissement d'une fouille pour l'instant: l'événement est bien documenté et les navires de cette importance et de ce gabarit sont, pour cette époque, très bien connus, contrairement à ceux de Red Bay. Pour ce site, c'est l'aspect de la mise en valeur in situ et de la conservation pour les générations futures qui fut privilégié, tel que préconisé par la Chartre d'ICOMOS. Ainsi, les plongeurs peuvent visiter le Célèbre accompagné d'un guide qui veille à ce que la plongée se déroule en toute sécurité pour les plongeurs et pour l'épave. Avant de se mettre à l'eau, ils ont l'opportunité de visionner un film expliquant l'histoire et la construction du navire, de se familiariser avec un dessin du site qu'ils peuvent apporter sous l'eau avec eux et, finalement, de recevoir les messages appropriés de préservation pour les générations futures.

Il n'y a pas que les épaves de l'époque de la Nouvelle-France qui peuvent se prêter à la mise en valeur sous-marine. Le Parc national Fathom Five dans le lac Huron, en Ontario, offre aux plongeurs la possibilité de visiter plus de 25 épaves qui datent pour la plupart du dix-neuvième siècle et dont une, le Sweepstakes, fait l'objet de plus de 10,000 plongées par an. La beauté majestueuse de la baie Georgienne et les conditions de préservation uniques aux Grands Lacs canadiens --eau douce et froide -- permettent aux amateurs d'épaves de se retrouver sur des navires parfois intacts sur le fond. La situation dans ce parc marin illustre bien la nouvelle responsabilité des archéologues subaquatiques de Parcs Canada. Leur travail ne consiste plus exclusivement à documenter les épaves selon des critères purement scientifiques, mais ils doivent plutôt fournir une panoplie d'informations aux gestionnaires du parc afin de les aider à gérer les ressources culturelles. Valeur historique, étendue des vestiges, conditions de plongée, qualités esthétique et environnementale font parties des informations que doivent livrer les archéologues.

Ce processus d'inventaire et d'évaluation est présentement en cours pour le Parc marin du Saguenay/Saint-Laurent, à quelques heures de route à l'est de la ville de Québec. L'intervention touche non seulement les vestiges possibles des nombreuses épaves qui ont sombré sur les îles et les hauts-fonds présents à cet endroit du Saint-Laurent, mais également ceux des témoins physiques de la navigation, de l'exploitation et du commerce du bois ainsi que de la présence amérindienne à l'intérieur de la rivière Saguenay.

Le rôle de l'archéologue subaquatique

Le rôle de l'archéologue a également évolué en ce qui a trait à la protection des vestiges. Autrefois limitée à l'intervention archéologique -- le moyen le plus sûr de protéger était souvent de retirer tout de l'endroit où les vestiges se trouvaient menacés -- la protection prend aujourd'hui des dimensions nouvelles. Le nombre sans cesse croissant de plongeurs et le développement phénoménal des nouvelles technologies poussent les archéologues/gestionnaires d'aujourd'hui à diversifier leurs approches. Une des facettes les plus prometteuses est la sensibilisation de la communauté des plongeurs sportifs.

Parcs Canada offre depuis maintenant trois ans des cours d'initiation à l'archéologie subaquatique à des groupes de plongeurs qui s'intéressent à la protection des ressources culturelles submergées. Ces cours, inspirés de ceux développés en Grande-Bretagne par la Nautical Archaeology Society et accrédités au niveau international par celle-ci, permettent aux plongeurs de s'initier aux rudiments du relevé archéologique et, surtout, à la pertinence de l'intervention archéologique. Ces cours ne sont évidemment pas prodigués que pour le simple plaisir de la formation théorique: déjà plus de soixante plongeurs ont pu participer à de véritables interventions archéologiques de Parcs Canada, dont plusieurs lors de la fouille de l'anse aux Bouleaux en tant que fouilleurs. Le succès de cette démarche est véritable car non seulement les plongeurs initiés sont-ils plus sensibles à l'importance de la protection des épaves et à la nécessité de l'approche archéologique, mais ils sont en mesure de sensibiliser eux-mêmes les autres plongeurs qu'ils côtoient.

Malheureusement, la sensibilisation des plongeurs n'est pas suffisante pour assurer la protection du patrimoine marin. Les chasseurs de trésors avides d'objets monnayables sont une menace constante et nombre de sites sont détruits chaque année à travers le monde lors d'interventions dont le but ultime est la revente d'artefacts. Le Canada ne fait pas exception, comme en témoigne le cas du Feversham, coulé en 1711 en Nouvelle-Écosse, dont les pièces de monnaie ont été vendues aux enchères par Christie's de New York, ou encore celui de l'Auguste, coulé en 1761 également en Nouvelle-Écosse, dont une croix de l'ordre de Saint-Louis appartenant au fils du grand explorateur de La Verandrye a également été dissipée dans un encan.

Certains cas de chasse aux trésors sont plus problématiques car ils sont camouflés derrière une façade archéologique et il devient alors difficile de connaître au préalable les véritables intentions des fouilleurs. Dans d'autres encore, le Titanic en est peut-être le plus bel exemple, on utilise l'engouement public pour les épaves pour jusitifer la remontée non-contrôlée d'objets à des fins pécuniaires. Ces situations ont poussé l'UNESCO à promouvoir, depuis quelques années, le concept d'une convention internationale pour la protection du patrimoine culturel submergé. Cette démarche est maintenant au stade d'une ébauche de texte de Convention qui est en phase de révision par un comité d'experts de l'UNESCO dont le Canada fait partie et qui s'est déjà réuni deux fois à Paris avec la participation officielle d'ICOMOS.

Au Canada, la situation n'est souvent guère plus rose. La Loi sur la marine marchande du Canada actuellement en vigueur légitimise le rôle du sauveteur qui prélève des objets sur une épave tout en lui conférant l'obligation de les déclarer et de les remettre au receveur d'épaves local, lequel a un an pour retrouver le ou les propriétaires. Mais cette loi n'offre pas un système de protection pour les épaves patrimoniales que l'on voudrait protéger, au contraire. Un projet d'amender cette loi pour soustraire les épaves patrimoniales au régime du sauvetage actuel a malheureusement avorté il y a plus d'un an. Malgré cette carence législative, le Canada jouit d'une réputation très enviable pour sa gestion des épaves patrimoniales et leur mise en valeur, en particulier dans le cas des épaves déclarées d'intérêt historique national par la Commission des monuments et lieux historiques du Canada.

Tel est le cas des épaves forts convoitées de l'expédition de Sir John Franklin perdues corps et bien vers 1848 lors d'une expédition désastreuse visant à découvrir le passage du Nord-Ouest. Ces navires, le HMS Erebus et le HMS Terror, ont par leur disparition engendré à l'époque la plus grande entreprise internationale de recherche et de sauvetage en mer de l'histoire de l'humanité. Le résultat de ces recherches multi-nationales provoqua de façon très hâtive la cartographie de l'Archipel arctique et par ricochet l'extension et l'immensité du territoire canadien actuel. Déclarées d'intérêt historique national en 1992, ces épaves font maintenant l'objet d'une attention très particulière de la part des différents paliers de gouvernement pour assurer que si elles étaient enfin découvertes après plus de 150 ans de recherches infructueuses, elles seraient traitées avec tout le soin et le respect dus à des biens culturels de si grande importance.

L'archéologue subaquatique évolue donc avec son temps. Loin déjà est l'époque où il ne pouvait se soucier que de préoccupations de recherche. À son rôle de chercheur se joignent maintenant ceux de gestionnaire, d'éducateur, d'informateur, et de protecteur. Les notions de récupération, d'analyse, de recherche, de protection et de mise en valeur sont maintenant plus près les unes des autres qu'elles ne l'ont jamais été.

Heureusement, les archéologues sont maintenant riches d'une expérience qui leur permet de mieux relever les nouveaux défis qui les attend. Ils sont aussi bénéficiaires depuis quelques années de nouvelles situations qui leur apportent un appui inespéré. Non seulement les nouvelles générations se montrent-elles plus enclines à la protection des vestiges culturels irremplaçables de notre passé maritime, mais nous jouissons aussi d'une conjoncture internationale de plus en plus positive: en témoignent cette initiative internationale de l'UNESCO en vue d'une convention pour la protection des biens culturels submergés et, peut-être encore plus significatif, le succès universel obtenu par la charte d'ICOMOS.

 


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